CHAPITRE 20.
Au cours du dîner, Giorgiana ne me posa aucune question à propos du pendentif. Visiblement, elle n’était pas encore au courant des dernières nouvelles concernant l’antique objet. Elle m’interrogea surtout sur mon entraînement et sur la qualité de ma journée. Si elle s’était bien déroulée : si je n’avais pas oublié de me nourrir, si j’avais bien écouté mes instructeurs… et autres banalités de ce genre. Je ressentis alors l’irrésistible envie de la prévenir au sujet de la perte du Médaillon du Destin. Lui cacher une telle information, autant importante, me faisait culpabiliser un maximum. Lui mentir, même par omission, était au-dessus de mes forces. Non. Ma journée n’avait pas été idyllique. Sauf vers la fin, bien entendu.
— Ne t’en fais pas, me rassura-t-elle aussitôt informée. Massimo trouvera une solution. Et, sinon, nous t’entourerons de tout notre amour pour t’aider ainsi que nous le pourrons dans ta lutte contre le Mal, lorsque celui-ci tentera mentalement de te faire basculer dans son camp.
Elle aussi s’y mettait ! Qu’avaient-ils tous à sous-évaluer, minimiser mes fautes ? J’avais égaré le Médaillon du Destin et, pourtant, leur premier réflexe était de me préserver comme si j’étais une pauvre petite chose fragile, incapable d’encaisser les remontrances. Remontrances, totalement justifiées au demeurant.
— Tu es plus forte que tu ne le crois, ajouta-t-elle. Tu surmonteras cette épreuve.
C’en était trop ! Comment pouvait-elle être si catégorique ? Il était vrai, cela dit, que je m’en sentais capable maintenant, mais tout de même !
Et ce fut riche de cette certitude que je montai au second m’allonger. La nuit risquait d’être écourtée et il fallait que je me repose un minimum tant que je le pouvais encore. Je devais restaurer mon énergie, reprendre autant de forces que nécessaire. Aussi bien mentalement que physiquement.
J’avais prié Angelo de m’appeler à n’importe quelle heure pour m’affranchir de ce qui s’était dit à Caelum. Du comment ils avaient pris la chose. Il me l’avait promis. Et je m’attendais à être réveillée à tout moment durant mon sommeil par la sonnerie de mon téléphone.
Ce soir-là, et alors que je n’avais plus refait de rêve depuis la nuit où j’avais rêvé d’Isabella et de Massimo, je réitérai l’expérience.
Quand j’émergeai, encore plus choquée par ce que j’avais vu dans ce songe, une unique question me vint à l’esprit. Faisait-il, comme son prédécesseur avant lui, partie d’une réalité du passé ? Un passé pas si lointain en ce qui le concernait, puisque j’avais rêvé de l’indispensable médaillon et de sa disparition. Ce pendentif que je croyais avoir perdu. À présent, je possédais la preuve manifeste que je ne l’avais pas égaré…
Était-ce simplement mon subconscient qui voulait me libérer de toute culpabilité ? Pas évident. En tous cas, la confirmation de mon innocence se confirma au cours de mon rêve. Même si la façon dont je l’appris me glaça jusqu’au sang…
Je me trouvais dans ma chambre, au manoir. J’étais allongée sur mon lit, paisiblement endormie. Je dis “paisiblement” parce que la pression de ces derniers jours ajoutée à la fatigue physique due à mes entraînements intensifs n’avait, apparemment, pas affecté mon sommeil. Ma respiration était régulière et l’expression de mon visage, sereine. Je semblais heureuse : je souriais.
Quant à cet autre moi, celui qui flottait au-dessus de la pièce… Ce moi se sentait léger, dépourvu de toute peur et de toute responsabilité.
Or, cet agréable sentiment de quiétude ne dura pas. Un bruit qui ne cadrait pas avec le tableau attira soudain mon attention. Un bruit qui se voulait sans doute imperceptible mais que j’avais clairement perçu dans le calme environnant. Un léger cliquetis venant de derrière l’imposante armoire.
Si je n’arrivais que faiblement à distinguer les traits du visage de la Victoire endormie, je connaissais bien l’emplacement de chaque objet se dressant dans cette pièce. Et chaque son ébréchant son silence. J’étais donc assurée que dans ce coin-là, à part le meuble en question, il n’y avait rien de plus. Aucune souris et aucun rat dans les parages non plus. Ruffus, le gros rouquin à poils longs de la maison, aux griffes aussi acérées que le fil tranchant d’une épée bien aiguisée – que je n’avais croisé qu’une seule fois depuis que je logeai au manoir parce que toujours par monts et par vaux – veillait au grain. De quoi pouvait-il bien s’agir dans ce cas ?
Faisant abstraction de ce qui m’entourait, je décidai de me concentrer sur l’armoire, tendant l’oreille et essayant de percer du regard les abysses de la pièce. Lorsque, d’un coup brusque, la colossale masse en bois se souleva légèrement du sol et glissa sur le côté dans un grincement de rouages, dévoilant un trou béant rectangulaire. De cet orifice une ombre surgit, fantôme difforme sans corps ni visage, pénétrant dans la chambre à coucher.
Qui était cet individu qui se faufilait dans mon univers sans y être invité ? Je me retournai vers l’autre moi la peur au ventre. Avait-elle émergé de son sommeil en entendant le raffut qu’avait fait l’armoire en se mouvant ? Et, dans ce cas, qu’allait lui faire, me faire, l’intrus ?
Heureusement, la Victoire ensommeillée n’avait pas bougé d’un cil. Elle dormait à poings fermés telle la belle au bois dormant du conte. Oui, c’était ça ! Voilà ce qui me taraudait depuis tout à l’heure. La Victoire endormie paraissait enfoncée dans un sommeil beaucoup trop profond. Comme plongée dans un coma irréversible.
Avec le boucan qu’avait causé l’armoire en bougeant il était impossible, voire improbable, que la moi allongée reste à ce point imperturbable, impassible. Avais-je été droguée d’une façon ou d’une autre ? C’était la seule pensée qui m’était venue à l’esprit en me voyant, légume sans vie, totalement à la merci de cet ennemi encapuchonné. Mais alors… si c’était bien le cas, par qui ? Qui avait osé ? Et de quelle manière cet individu s’y était-il pris ?
Je me résignai, impuissante, à regarder l’intrus se rapprocher à pas feutrés du lit où gisait l’autre Victoire. Crier ne servait à rien ; inutile de gaspiller ma salive à appeler la moi de mon rêve étant donné qu’elle n’était pas prête à m’entendre. Le mieux, le plus judicieux que je trouvais fut de me focaliser sur l’indésirable. Tentant d’entrevoir son visage.
Hélas, j’échouai une fois de plus. Parce que pendant le temps que dura sa manœuvre, je ne vis l’intrus que de dos. Il arborait une longue cape noire avec capuche qui le dissimulait parfaitement à ma vue. Tout ce que je pus en déduire en le scannant des pieds à la tête fut que cette personne était assez grande et plutôt mince. Rien d’autre. Maigre renseignement vu la situation critique dans laquelle j’étais enlisée.
L’ombre se pencha soudain au-dessus de la moi endormie avec beaucoup d’assurance et une précaution étudiée, et détacha habilement le pendentif que la Victoire de mon rêve portait autour de son cou. Sans l’éveiller. Ni susciter le moindre soupçon impliquant sa présence dans cette chambre. Toute la maisonnée semblait éteinte, sans vie également.
L’intrus n’avait fait aucun bruit. Il avait glissé le médaillon dans une espèce de sachet de tissu sombre refermé par une glissière métallique, l’avait mis dans l’une des poches intérieures de sa cape et s’était éclipsé par la même brèche d’où il avait jailli. Sans demander son reste. Replongeant la pièce dans un épais et lourd silence une fois la porte secrète refermée derrière lui et l’armoire remise en place. Toutes traces de sa présence effacées en seulement quelques secondes ! Comme si rien ne s’était passé.
Quel cauchemar !
Remise de mes émotions, assise en tailleur sur mon lit, je fixais depuis dix bonnes minutes le meuble des yeux, tiraillée entre le désir d’aller constater de mes propres yeux si ce passage existait, ou de laisser ce rêve n’être qu’un simple rêve. La peur de savoir si cette porte camouflée existait réellement, et ce que ce fait signifiait si ce point était authentifié, me vrillait les tripes et me donnait la nausée.
Si l’ouverture dans le mur logeait bien là, il ne subsistait qu’une terminaison possible : le songe que je venais de faire, loin d’être anodin, faisait partie intégrante de mon passé. Quelqu’un s’était bel et bien introduit dans mes appartements et m’avait subtilisé le Médaillon du Destin durant mon sommeil.
Flippant !
Sans nul doute une personne qui devait connaître les moindres recoins du manoir pour avoir eu autant de facilité à s’y faufiler et passer inaperçue. Une personne qui savait que je quittais rarement le médaillon. Même pour dormir. Cette personne n’avait pas hésité une seconde et s’était dirigée vers l’endroit où elle pensait trouver le pendentif. Une personne qui devait être membre de la Confrérie des Célestins, que je côtoyais peut-être, allait savoir ! J’en avais rencontré quelques-uns depuis mon arrivée. Ici, dans le monde des Humains, mais également au sein de la Cité Blanche. Qui d’autre qu’un actif de l’association aurait pu en savoir suffisamment sur moi, mon entourage, mon environnement, mes habitudes… s’il n’était pas de la partie lui aussi ? Un Démon ? Pas possible. Comment aurait-il appris mes moindres faits et gestes, mes rituels… ? Non. Il ne pouvait s’agir que d’un partisan de la Confrérie. Et je désirais plus que tout à présent en découvrir l’identité. Avant qu’il fasse encore plus de dégâts.
Qui était-il ? Une pensée furtive s’envola sans que je le veuille vraiment vers Stefano Scappare. Pourtant, je me ravisai aussitôt et m’efforçai d’effacer de ma mémoire ces élucubrations pas très sympathiques envers l’ami d’enfance d’Angelo. Ces sombres et viles pensées qui ne me correspondaient pas. Je ne voulais pas qu’à cause de mes préjugés à l’égard de Stefano Scappare mes yeux se voilent et deviennent aveugles face à d’éventuels indices dénichés sur l’intrus dans un futur proche nous permettant de l’identifier. Ce n’était pas moi ça ! Je n’étais pas du style à maudire, à vouloir du mal à quelqu’un gratuitement. Je ne devais plus émettre ce genre de jugement à l’avenir sans preuves. Et puis, je n’étais pas juge. Ni bourreau. Je n’en avais aucun droit. Ni l’aptitude nécessaire.
Après une longue réflexion et une remise en question essentielle sur mes pensées radicales envers le petit-fils d’Elena, je m’armai de courage pour aller voir de mes propres yeux ce qui se terrait au dos de l’armoire. Si mon rêve se vérifiait, il expliquait – en mettant bien sûr de côté la partie glauque de cette histoire, à savoir l’intrusion dans ma chambre et le vol – que je n’étais pas aussi étourdie que je le pensais jusque-là. Et que cette mystérieuse disparition, dont je me croyais responsable en allant me coucher ce soir, n’était finalement pas de ma faute. Mais, surtout, et il s’agissait du plus important, il mettait au grand jour le fait que j’occultais dans les abysses de mon âme un pouvoir dont je n’avais pas soupçonné l’existence jusqu’ici. Une aptitude qui m’autorisait à discerner des événements du passé. Et qui allait nous aider, du moins je l’espérais, même si je ne savais pas encore comment, à dévoiler la vérité sur cette affaire.
À suivre…
Merci d’avoir lu cet extrait jusqu’au bout. Si vous l’avez aimé, n’hésitez pas à lire les autres…