CHAPITRE 1 AU REVOIR HANGO (extrait)
La ligne frémissait, décrivant de légères ondulations à la surface d’une eau limpide. À l’autre bout de cette ligne, les mains de Talyc ressentirent ces vibrations.
— Ça mord ! J’ai gagné ! Il se mit à rire d’un air victorieux tout en jetant un œil amusé à son frère, assis à ses côtés.
Namad, ne riait pas. Il poussa un long soupir, son regard ambré fixant sa ligne désespérément immobile.
— Une parole est une parole… expira-t-il mollement.
Mais pourquoi diable avait-il accepté un pari aussi idiot ? C’était la question qu’il s’était posé à la seconde où il avait perdu.
Talyc remonta un petit gardon dont les écailles brillaient sous le soleil timide de cette fraîche matinée de printemps. Il le plaça immédiatement dans la nasse.
— Aller je te laisse encore une chance… attrape le prochain et ton gage s’envolera, proposa Talyc, bon joueur.
— OK, fit Namad.
Il poussa d’un revers de main les quelques mèches brunes qui lui barraient le visage.
Un nouveau silence rythma cette course au poisson. Les deux frères, assis côte à côte sur les rives de petits galets gris, guettaient la moindre oscillation de leur ligne emportée par le faible courant de la rivière. Les secondes défilaient lentement, trop lentement au goût de l’impatient Talyc. Namad lui, pouvait rester des heures à attendre une prise. Il était d’un calme et d’une patience tout à fait remarquable.
— Encore gagné ! s’écria le jeune frère.
Namad, en voyant le poisson frétiller au bout de la ligne de son voisin, roula les yeux au ciel.
— Tu as toujours eu plus de chance que moi, déclara l’ainé avec le sourire.
— Admets plutôt que je suis un meilleur pêcheur que toi ! le taquina Talyc.
Après un début un peu difficile, les frères avaient tout de même réussi à remplir leur panier. Maintenant, l’heure était venue de rentrer à la maison. Ils embarquèrent leur matériel et laissèrent derrière eux ce lieu charmant qui les avait vus grandir. En effet, Talyc et Namad venaient pêcher ici depuis leur plus tendre enfance. Pour ces garçons âgés respectivement de dix-sept et vingt et un ans, cet endroit représentait une partie importante de leur vie.
— N’oublie pas que tu as un pari à tenir… lui rappela Talyc.
Ses yeux espiègles cherchaient à croiser ceux de son frère. Ils se dirigèrent en riant vers le bosquet avoisinant la rivière. À la sortie duquel, Talyc, vêtu d’un pantalon marron et d’un T-shirt vert kaki, appela son frère qui ne daignait pas venir.
— Allez, viens Namad, tu m’as donné ta parole… Allez Namad ! l’encouragea-t-il chaudement.
Au terme de plusieurs longues secondes, le jeune homme se décida à quitter ses buissons, uniquement vêtu d’un caleçon. Il portait le panier de pêche à la main et ses vêtements sous le bras.
— Tricheur, on avait dit tout nu !
— Non, je t’avais dit que j’enlèverais mes vêtements… PAS mes sous-vêtements… fit fièrement remarquer Namad. Et puis, la dernière fois, tu n’as pas vraiment tenu ton pari, toi non plus…
En effet, en perdant leur dernier pari, Talyc s’était engagé à se coiffer d’une crête. Pourtant, à ce jour, il portait les cheveux très court et ce qui devait être une crête était réduit à une discrète bande de cheveux allant du front jusqu’à la nuque.
Tout en continuant de débattre sur les modalités du pari, ils avancèrent vers le village situé droit devant eux.
Sanana était un charmant petit village entouré de champs, de vignes et de forêts. Ses rues étaient en terre et ses maisons, faites de bois. Elles se ressemblaient toutes à l’exception d’une seule : la mairie, unique construction en pierre. Elle accueillait un maire soumis au Roi Bardane Le Douze, dont les couleurs du puissant Royaume flottaient haut dans le ciel, au-dessus de l’édifice. Seuls quelques sapins, qui tentaient de piquer le ciel, osaient dépasser le drapeau royal bicolore vert et violet, incrusté d’une fleur de bardane et de multiples fioritures.
Lorsque les frères entrèrent dans le village, le calme ambiant les surprit. Contrairement à d’habitude, il n’y avait pas l’ombre d’un chat dans les rues. Ils cessèrent de marcher, se turent et écoutèrent le silence. Namad, regarda les sillons ainsi que les nombreuses traces de sabots sur le sol. Un pressentiment monta en lui et il se rhabilla en toute hâte. Les deux frères reprirent leur marche d’un pas pressé, parcourant les rues désertes. L’inquiétude grandissait à chaque seconde. Au détour d’une ruelle, ils tombèrent nez à nez avec deux chevaux, attachés aux volets de l’atelier d’Ursule, le couturier. Ornés de luxueux apparats aux couleurs du Royaume, les équidés ne laissaient plus aucun doute sur la présence de l’armée Royale à Sanana.
La porte de l’atelier s’ouvrit dans un léger grincement. Un soldat barbu en sortit, suivi de près par son acolyte, un petit homme aux airs de fouine. Tous deux portaient l’uniforme aux sombres teintes verte et violette auquel s’additionnaient des morceaux d’armures : un plastron, un casque à pointe de lance et des canons d’avant-bras, en acier rutilant.
Un troisième homme passa le pas de la porte. Nerveux, il essuyait son front très dégarni à l’aide d’un petit mouchoir rose. Il s’adressa de sa voix chevrotante aux fiers soldats, visiblement paniqué :
— C’est impossible, je n’aurai jamais assez d’étoffe ni de temps pour confectionner une pièce de cette envergure !
Les soldats avaient complètement ignoré le couturier qui leur parlait. Une fois montés sur leurs destriers, l’un d’eux ouvrit enfin la bouche.
— Tu as jusqu’au seize de ce mois pour accomplir ton travail, pas un jour de plus, ordonna la fouine au regard teigneux.
Le toisant d’un dernier regard, les cavaliers tournèrent les talons, passant devant Talyc et Namad sans même les regarder. Les frères avaient le sentiment qu’il se passait quelque chose de grave.
Depuis que Bardane Douzième du nom était au pouvoir, il ne cessait de tyranniser son peuple, le pillant de toutes ses ressources.
— Que ce passe t-il Ursule? demanda Namad en arrivant à son niveau.
— L’autre ordure me somme de réaliser un drapeau d’une taille inimaginable ! Inimaginable ! répéta le couturier désespéré.
À Sanana, comme ailleurs, cela faisait bien longtemps que les gens ne prononçaient plus le nom du Roi. Tous préféraient utiliser une myriade de jolis surnoms très évocateurs…
— Un drapeau ? Mais ne lui en avez-vous pas confectionné un le mois dernier ? demanda Talyc.
— Bien sûr que si ! Mais apparemment, il n’était pas à la grandeur de Sa Majesté ! s’emporta-t-il. Même en demandant l’aide d’Izarine, je ne parviendrai sûrement pas à achever un travail de cette envergure…
Ursule baissa les yeux. Sa colère était tombée, laissant place au découragement.
— Que s’est-il passé au village ? s’inquiéta Namad.