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GESTALT – 12/05/2618 à 13h34

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GESTALT

Ceci est le premier chapitre de mon tout premier roman : « GESTALT »; publié en 2019.

Bonne lecture !

 

 

12/05/2618

13h34

 

 

Gris, gris, gris, gris. Tout est gris.

A moitié endormi sur son bureau en carbone bon marché, Case Anderson tente tant bien que mal de contempler l’horizon à travers l’ouverture ridicule de la fente qui lui sert de fenêtre. Son box de 1,8 m² donne sur l’extérieur, ce qui n’est pas le cas pour l’écrasante majorité de ses collègues mais, bien inconscient de sa chance, il se contente de soupirer sans conviction dans son demi-sommeil, se demandant si tout cela est bien réel.

Jusqu’à perte de vue, les auras fluorescentes diffractées par la pluie de centaines d’holos publicitaires sont comme autant de grosses bulles de savon psychédéliques qui émergent de la brume grisâtre, menaçante et fétide. Les contours flous des imposantes tours monolithiques en matériaux composites s’égarent dans la masse des nuages sombres qui dérivent de manière erratique. Impossible de voir la base ni le sommet de ces structures colossales, surtout avec ce brouillard à couper au chalumeau laser. Les innombrables véhicules volants — nuées vrombissantes de lucioles radioactives — fusent dans toutes les directions au cœur d’un trafic dense sur plusieurs niveaux. Parfois, le faisceau d’un de leurs puissants phares au neptunium venait percer le fenestron de Case, l’aveuglant même à travers ses paupières mi-closes

— Du gris, du gris… Et cette pluie, putain, cette pluie…

Il dormait mal, ces derniers temps. Et ce n’était même plus à cause des vidéos criardes envoyées directement dans ses implants cérébraux à destination de son subconscient pendant ses rêves — chose que les citoyens de classe D tels que lui avaient toujours du mal à avaler. Les publicités oniriques. Il n’y faisait plus attention. Et qu’il y fasse attention ou non, il était déjà parfaitement conditionné, de toute manière. A part accepter docilement sa condition, il n’y avait rien à faire.

Case Anderson avait la désagréable impression de s’enfoncer chaque jour un peu plus dans les sables mouvants de l’ennui et de la médiocrité. Pour ne rien arranger, ces derniers temps, une angoisse sourde et pernicieuse le rongeait sans qu’il ne puisse en déterminer l’origine. Pourtant, ne vivait-il pas la vie dont il avait toujours rêvé ?

Bâillement.

Une sonnerie délicate composée d’accords de cithare sino-coréenne résonne dans sa tête, suivie d’une voix chantante au timbre clair et réconfortant. Walter.

 

Rebonjour Case. Il est 13 heures 35. Les trois minutes de la pause du midi sont écoulées. Souhaitez-vous paramétrer une nouvelle alarme ?

 

Case redresse mollement la tête et reprend doucement conscience de son environnement. Tristement, il constate qu’évidemment rien n’a changé depuis sa micro-sieste, que ce soit dans son box aux allures de clapier ou dans les cent cinquante-six autres, tout juste séparés par une fine cloison de cinq millimètres de tissu décarboné. Il ne tarde pas à entendre des bruits de chaises pneumatiques qui pivotent et autres raclements de gorge discrets, signe que les cent-cinquante-six autres employés ont été comme lui rappelés à l’ordre par les cent-cinquante-six alarmes internes de leurs IA respectives, synchronisées au millième de seconde près sur le fuseau horaire de la corporation. Cela signifiait que l’enregistrement de la productivité venait de reprendre et qu’il restait sept longues heures à tuer avant le repos du soir. Autrement dit, une nouvelle après-midi dynamique et proactive débutait pour le 242ème étage du siège social de la Tinder-Peugeot Incorporated, TPI.

Case balaie d’un regard désintéressé son minuscule bureau enveloppé d’une nappe de plastique brun ou y sont entassés moult objets inhabituels. Des antiquités pour la plupart. Un vieux calendrier néo-bouddhiste en papier synthétique jauni rempli de bons sentiments pour attaquer chaque nouvelle journée. Un amas de formulaires roses et jaunes en imitation papier qu’il est censé remplir pour sa visite médicale hebdomadaire. Pourquoi utilisaient-ils encore du papier uniquement pour cette maudite visite médicale d’ailleurs ? Nul ne le savait. Dans un coin, un écran tactile portable d’un autre âge, complètement rayé et qui ne fonctionne même plus. Case n’a aucune idée de comment diable ce truc est arrivé là, sûrement un autre achat impulsif induit par son conditionnement onirique. Juste à côté, plusieurs boîtes de BIO baveuses — son repas du midi et de la veille — qu’il n’avait même pas pris la peine de terminer tant ce sempiternel goût âcre ne lui procurait plus aucun plaisir. Enfin, entassé vers le fond, une pile de vieux magazines du siècle dernier à la couverture aguicheuse. La plupart traitent de la faune et la flore de l’ère précoloniale et le reste, des prémices de la colonisation spatiale. Il les avait acquis dans une vente privée en ligne pour une poignée de crédits et les avait gardés jalousement pour décorer son box, une touche fantaisiste que la plupart des employés ne se permettaient pas mais que Walter approuvait pour son bien-être psychologique. Ces images décolorées et poussiéreuses lui redonnaient un peu espoir, fasciné qu’il était par l’ancienne époque. Il aimait les feuilleter et se perdre dans ces étendues fantasmées d’eau claire et de forêts luxuriantes entouré d’animaux fantastiques, ces quadrupèdes étranges à la peau couverte d’une fourrure lisse.

La seule et unique rupture chromatique dans son quotidien gris.

L’ère précoloniale… Qui aurait pu croire que plusieurs siècles en arrière, la Terre fut une oasis de vie et de couleurs à faire pâlir les plus prestigieuses destinations balnéaires d’outre-espace ? Pas grand monde. Et surtout pas Case, qui n’avait jamais effleuré la moindre touffe de verdure de sa vie. Bien sûr, il avait testé plusieurs simulations dans le cyberspace mais il ne pouvait faire abstraction du fait que les sensations procurées là-dedans demeuraient artificielles, un simple courant électrique qui dérivait dans son système nerveux. Cela devait être autre chose, de le ressentir en vrai. Il devait y avoir quelque chose en plus.

Une brochure domine la pile. Un vieux traité sur la pêche au gros, cet art disparu sur Terre en même temps que la vie marine. Comme il aimerait tirer de toutes ses forces sur ce long bâton flexible, remonter sa ligne tout en contrant les mouvements de ces énormes poissons et de leurs nageoires puissantes ! Quel bonheur ce devait être de remonter sa prise après un combat acharné ! Quelle joie intense il ressentirait au terme de ce duel de rigueur, de technique et de concentration ! Ah, la pêche ! Si seulement il pouvait essayer au moins une fois avant de passer l’arme à gauche. Ce sport devait sûrement être encore pratiqué dans certaines colonies lointaines, à quelques milliers d’années-lumière de cette planète sinistre. Douces rêveries, douce mélancolie…

Bientôt, se dit-il. Bientôt.

Hélas, son interface oculaire lui rappelle qu’il est déjà 13h36 et ses courbes de productivité sont en chute libre. Une minute et douze seconde de retard. Il faut s’y remettre, et tout de suite. « Walter, emploi du temps, semaine dix-neuf », ordonne-t-il doucement dans ses pensées. Aussitôt, son fidèle assistant lui dresse une liste exhaustive qui se matérialise dans son champ de vision.

 

Analyse. To-do list :

S’occuper du défaut de neuro-injection dans les trodes frontales.

Assurer la veille concurrentielle sur les benchmarks pilote à double hélice.

Personnel : Vous avez soixante-quatre nouvelles notifications. Démarrage du suivi biochimique. Injection de théine synthétique.

 

Case laisse échapper un profond soupir. Alors qu’il décide de concéder un petit étirement avant de s’attaquer à ce satané problème de neuro-injection, il heurte la cloison voisine en tendant ses jambes sous le bureau, la déchirant sur une dizaine de centimètres.

— Bordel de merde ! Ça commence, éructe Bob, assistant manager des Espaces Digitaux, depuis le box voisin. Il est même pas 14h ! C’est tous les jours la même chose, merde ! J’en ai plein le cul Case ! Plein le cul !!!

— Désolé Bob, pas fait exprès, lui répond-il mollement.

Comme toujours, Bob refoule de cet horrible déodorant évoquant des agrumes exotiques qui camoufle bien maladroitement les relents du gin bas de gamme qu’il s’envoyait dès le matin pour oublier la vacuité de son existence. Case ne peut réprimer une moue de dégoût lorsque les bourrelets dégoulinants de sueur de Bob se pointent à quelques centimètres à peine de son visage. Ce gros enfoiré venait de grimper sur sa chaise pneumatique pour se pencher et se contorsionner par-dessus la cloison en lui postillonnant dessus.

Case bafouille qu’il se sent un peu vaseux. Bob s’emporte encore plus :

— OK Case, d’accord, peut-être que toi, t’en as rien à foutre de tes courbes de productivité, très bien, personnellement ça m’en touche une sans faire bouger l’autre que tu penses qu’à ta petite gueule. Sauf que tu nous fous tous dans la merde ici ! Y’a des règles en very-open space ! T’entends ? Des règles ! Faut les respecter ! Tu fais baisser les courbes de tout le bloc ! Tu t’en rends compte, putain d’égoïste ? Tu veux tous nous faire virer ou quoi ? Nom de dieu, les courbes Case, les courbes ! ILS VOIENT TES COURBES ! ILS VOIENT TOUT !!!!

—  Ecoute Bob, vraiment, je suis désolé, je…

— C’est toi qui m’écoute ! J’en peux plus Case ! T’es un vrai cancer pour notre productivité à tous ! Le cancer ! La petite vérole ! La peste ! La…

Toujours à moitié dans les vapes et déjà saoulé par le discours abrutissant de Bob sur les vertus du silence sur la productivité des salariés et donc du profit — discours appris par cœur à force d’être matraqué dans toutes les corporations interplanétaires et tous les précédents postes qu’il avait occupé — Case est ramené à la réalité par une sonnerie aussi stridente qu’insupportable à l’intérieur de son tympan. Communication interne prioritaire. Devant l’urgence et les ennuis que cela représente, il lève par réflexe une main autoritaire devant le visage cramoisi et huileux de Bob pour lui intimer de fermer sa gueule. Il regrette immédiatement son geste par peur de représailles, mais le message semble pourtant bien reçu, s’il en croit la méchanceté du regard bovin de Bob.

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