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Tour blanche

Tour blanche

Tour Blanche est le 15ème chapitre de la première partie de mon roman « Abu Nizar ». Cet épisode d’une quinzaine de page raconte l’histoire tragique de Maxime, l’un des principaux antagonistes du livre. « Tour blanche » est le nom de code opérationnel qui lui a été attribué par son groupe. 

Je vous souhaite bonne lecture.

 

 

Tour blanche

 

 

Ils viennent de quitter la rocade de Rennes par la porte de Lorient pour s’engager sur la nationale 24 en direction de Ploërmel. Jassim avait adopté une allure raisonnable durant tout le trajet vers le Morbihan, aucune transgression du Code de la route, aucun excès de vitesse même quand la voie était libre devant eux. Djamal, qui trouvait déjà le voyage assez rébarbatif, et bien qu’il comprenne l’abus de prudence de son Caïd, n’en pouvait plus de contempler les culs des poids lourds sans jamais les dépasser. Torpeur sur torpeur.

Lyes est à moitié endormi avec ses écouteurs sur les oreilles, va savoir ce qu’il écoute, de la musique ou des psalmodies. À côté de lui, Maxime est plongé dans la lecture de sa version traduite du Coran, le petit livre qui ne le quitte jamais, ou plutôt que « lui » ne quitte jamais. Car depuis leurs premières rencontres, Djamal a compris que ce livre est le centre d’inertie de tout son monde. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout là lui ? Comment a-t-il pu atterrir dans ce nid de guêpes ? Lui, qui est Français, de parents français, de grands-parents français, tous chrétiens catholiques pratiquants, blancs de blancs.

Maxime Grenet est né il y a environ 30 ans dans une famille de notables d’un petit village à 400 kilomètres au sud de Paris, dans la campagne de Roanne, son père est un des plus grands et des plus riches agriculteurs de la région, c’était un homme sévère, pointilleux et despotique. Un croyant inébranlable et tyrannique. Et sa mère… Eh bien, c’était juste sa mère, il ne lui a jamais connu de métier ou de vocation. C’était une femme très pieuse et réservée, à la limite de la soumission. Maxime est le benjamin de trois frères, ses parents n’avaient pas vraiment prévu de l’avoir, c’était une grossesse tardive non planifiée et non désirée. Un accident. Une erreur. Ils n’avaient ni le temps ni l’énergie pour s’en occuper. Trop vieux pour avoir un quatrième enfant et trop pieux pour l’avorter, ils demandèrent alors conseil au père Jacquot, le prêtre de leur paroisse et le meilleur ami de monsieur Grenet. Celui-ci leur conseilla de garder l’enfant et de confier entièrement son éducation à l’église comme cela avait été un peu le cas pour ses grands frères. Car cet enfant était une bénédiction de Dieu, et à quoi bon l’avoir si ce n’était pour en faire un bon chrétien.

Le père Jacquot était le prêtre de l’Église Saint-Marcel-Sur-Loire, c’était un homme brillant et dynamique, bienfaiteur, conciliateur, et accessoirement, la source de tous les malheurs de Maxime. Le vicaire, en plus de sa fonction au sein de l’Église, encadrait les camps des samedis, des dimanches et des vacances des Petits Scouts de la paroisse. Il avait pris Maxime sous son aile dès qu’il avait été en âge de marcher et de parler. En église ou dans les camps, Maxime passait plus de temps avec le père Jacquot qu’avec ses propres parents. Et cela semblait convenir à tout le monde… Sauf à lui-même.

C’est peut-être facile de duper un enfant quand il s’agit de bonbons ou du père Noël, mais il est impossible de le tromper pour ce qui est des sentiments d’amour ou de haine. Aussi jeune fut-il, Maxime ressentait le rejet et l’indifférence de ses parents, et il le vivait très mal. L’appartenance à une famille est une nécessité aussi fondamentale que de boire ou de manger, et l’absence de ce lien crée un vide que nous chercherons instinctivement à combler. Cela fait partie d’un équilibre intérieur qui nous obvie de basculer dans des profondeurs abyssales et ténébreuses. Tout manque crée un besoin, et Maxime avait besoin d’une figure paternelle aimante et protectrice, alors il se dévoua corps et âme à l’Église et à son idéal patriarcal incarné en la personne du prêtre. Ai-je bien dit « corps et âme » ? Le père Jacquot n’avait que faire de son âme.

Au commencement, c’étaient des paroles, rien que des paroles. Des mots qu’un enfant de neuf ans est incapable de comprendre. Le père Jacquot lui parlait de choses qu’il ne pouvait ni visualiser ni imaginer. Il lui parlait d’amour, de son corps, de sexe et de secrets. Ensuite, ce furent les câlins et les caresses par-dessus ses vêtements, puis en dessous, à fleur de peau. Il ne voyait pas le mal en la personne du père Jacquot et pourtant il n’aimait pas cette proximité trop envahissante. Il n’était pas bien. Il n’était pas à l’aise avec ça. Quelque chose l’étouffait. Il décida alors d’en parler à sa maman.

Entre L’Église et madame Grenet, il y avait une histoire d’amour incommensurable. À sens unique certes, mais aveuglément démesurée. Le genre d’amour qui devient vicié et fétide avec le temps. Un amour dégluti, dégueulé, gâté et cané, mais auxquels elle s’accroche désespérément. Un amour qu’elle cherche à exposer en toute circonstance comme l’on expose une urne funéraire ornée de somptueuses gravures au-dessus d’un meuble tout aussi majestueux. Elle a beau plaire aux yeux de quiconque daigne l’admirer, le fond de cette urne n’est, et ne sera à jamais, que les cendres d’une vieille dépouille. Fidèle à elle-même, car madame Grenet accordera toujours le bénéfice du doute à l’Église, elle chercha à le rassurer en justifiant les intentions du prêtre. « Le père Jacquot est un homme de Dieu, et les hommes de Dieu ne peuvent être que bons », disait-elle. « Le père Jacquot est un homme chaleureux, il est joyeux, il est tactile, il est comme ça notre prêtre, c’est sa personnalité, il faut l’accepter tel qu’il est… Accepte-le en toi comme tu acceptes Jésus… Il faut que tu arrêtes d’exagérer tout… Tu fais toujours tout pour attirer l’attention sur toi, c’est fatigant ! ». De son père, il n’eut qu’une seule et unique phrase qui résonnera à tout jamais dans ces oreilles : « Arrête de chercher des excuses pour ne plus aller à l’église ». Mais la plus étrange des réactions fut celle de ses deux frères aînés. À table ce jour-là, ils évitaient maladroitement de croiser son regard. Il y avait dans leurs yeux comme une sorte de gêne, de la culpabilité, comme s’ils savaient exactement de quoi il s’agissait. Et pourtant, ils n’avaient rien dit et rien fait pour soutenir leur petit frère.

Les jours passaient, et Maxime se résigna à accepter son sort et il n’en parla plus à personne. « Ça finira bien par s’arrêter un jour », se disait-il. Mais c’était de pis en pis. Les caresses du père Jacquot se transformèrent en invitations à le caresser en retour. Puis les invitations se convertirent en ordres et les petits câlins en… quelque chose d’autre. Durant des semaines, il passait plus de temps agenouillé devant son prêtre que pendant les prières eucharistiques. Et le crescendo continua sans relâche jusqu’au jour fatidique. Le jour du « ça fait mal au début, mais après tu t’y habitues ». La première fois, il en a pleuré les larmes de son corps. Il a voulu en parler à nouveau à ses parents, mais cela tombait plutôt mal à cause d’un vague problème impliquant une autre femme. L’ambiance était sévèrement tendue, alors il se résigna de nouveau à accepter son sort.

Dans les camps des Petits Scouts, il y avait ce gamin qui dormait toujours dans la même tente que lui, il ne se rappelle plus son nom ni son visage, mais il se souvient très bien de ce qu’il lui a chuchoté un jour alors que le père Jacquot venait tout juste de quitter leur tente à l’aube d’une belle journée d’été : « Vole de la crème à ta maman et mets-en là où il le fait, il finira plus vite et tu auras moins mal. Moi, c’est ce que je fais, et ça marche très bien ». Il s’en souvient encore, car cela sonnait comme les glas d’une fatalité, d’une emprise. Une enclave sans échappatoire.

Le scandale éclata une année plus tard, par un concours de circonstances que Maxime ne chercha jamais à en connaître les détails. Ses parents, ainsi que les parents de nombreux autres Petits scouts, apprirent avec horreur le triste sort de leurs enfants. En ces temps lointains, dans ces bourgades reculées, les mœurs étaient différentes de celle d’aujourd’hui. Elles étaient moins « décomplexées ». La réputation était souvent plus importante que la vérité ou l’honneur. Et comme pour le cas de madame Grenet, l’église avait le bénéfice du doute chez beaucoup d’autres parents qui n’hésitèrent pas à se montrer plus ou moins « conciliants » afin de sauver leur paroisse. Leur chère église n’allait quand même pas sombrer à cause des péchés d’un seul homme ? Il fallait aussi penser à la réputation des enfants et à leur avenir… Le père Jacquot fut donc proscrit à tout jamais de sa propre paroisse puis de leur région, et l’affaire fut étouffée.

Maxime ne s’en est jamais remis, sa relation avec ses parents non plus. Une froideur glaciale régna chez les Grenet, ils ne s’adressaient presque plus la parole, ils se regardaient à peine, ils ne partageaient plus rien. Maxime se renfrogna dans un mutisme et une claustration morbide. Ses résultats scolaires chutaient et son caractère devenait insupportable. Car Maxime grandissait et sa compréhension de la vie aussi grandissait. À quatorze ans, il en voulait déjà au monde entier et multipliait les actes de rébellion à l’encontre de ses parents. Ce que monsieur et madame Grenet considéraient comme une conciliation bénéfique avec leur paroisse dans l’intérêt de tout le monde, Maxime le voyait comme un acte de trahison et il n’était pas près de pardonner.

Au fond, monsieur Grenet aussi n’arrivait pas à pardonner que cet enfant non désiré et mal aimé ait détruit une si longue amitié avec le père Jacquot. Monsieur Grenet avait une vision de la vie assez « rectiligne ». Il voyait ce bas monde comme une ligne droite entre un point A et un point B, et il n’y avait point de place pour les autres lettres de l’alphabet. Une façon de voir les choses qui lui était propre, qui était unique en son genre et qui était surtout dépendante de ses dogmes immuables. Malgré l’évidence de son acte infâme sur son propre fils, il ne cessa jamais, dans son for intérieur, de quérir des excuses pour son vieil ami. Constatant avec le temps que Maxime ne cherchait pas la compagnie des filles comme tous les garçons de son âge, en plus de sa perpétuelle déréliction, il en conclut que son fils était atteint d’homosexualité, que Dieu l’en préserve, et ce n’était pas son boycottage de la messe du dimanche qui allait l’en guérir. Puis, selon un raisonnement d’une logique dont seul monsieur Grenet pouvait en détenir les secrets, il arriva à la conclusion que tout n’était peut-être pas la faute du père Jacquot à lui tout seul, et que son fils l’avait peut-être tenté par son homosexualité présumée. Cette façon de penser n’allait pas du tout arranger les choses.

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Écrit par Daly

Féru d’histoire, passionné de littérature et lecteur compulsif. L’Histoire dans son intimité la plus inavouable est l’un des constituants majeurs de mon œuvre.  J’aime zoomer l’infiniment insignifiant et moquer l’extrêmement grave. Je construis mes intrigues de manière labyrinthique, un récit dans un récit dans Le récit. Les héros de mes labyrinthes sont loin d’être héroïques. Je répugne l’idée du bien absolu ou du mal absolu, et je cherche dans mes écrits à explorer cet espace tant négligé entre le paradis et l’enfer.

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