CHAPITRE 29.
Vendredi 24 juillet 23 h 15.
CELA FAISAIT TRENTE MINUTES PRÉCISÉMENT qu’Anémone était partie pour l’Entre-Deux. Trente bonnes minutes que je culpabilisais à mort. À l’heure actuelle, elle devait avoir traversé le Bosquet Sacré et mis le cap vers la première colline.
Le repas avait pris fin vers 22 heures. Heure à laquelle Stefano, Angelo et Massimo avaient décidé de rentrer à Dolceacqua.
J’avais préparé ce qu’Anémone m’avait demandé afin de concocter la potion dans les meilleures conditions : la salle et le matériel. Depuis son départ, et encore plus maintenant que j’avais terminé et que je me retrouvais à attendre son retour, je comptais les minutes, me sentant horriblement coupable de l’avoir laissé partir seule sur une terre qualifiée sans peine de « semi-hostile ». Oui. Semi-hostile. Parce que, s’il s’agissait d’un cas extrêmement rare, notre côté de la rivière, côté ouest, pouvait parfois être fréquenté par nos ennemis. Pourquoi n’avais-je pas insisté pour l’accompagner ? À deux, ça aurait été plus sûr, non ?
Les remords finirent par me ronger à un point que je me résolus à désobéir à ses recommandations et aux ordres aboyés par Angelo. J’en avais assez que tout le monde se plie en quatre pour moi, que tous se sentent obligés de me protéger comme si j’étais une petite chose fragile sans défense. Il était temps que j’endosse mon rôle d’Élue de l’Humanité et que j’aille épauler mon amie, car elle l’était devenue, dans son entreprise. Cette fois, j’allais, moi, Victoire Leconte, servir de « protecteur » à quelqu’un.
« Lorsqu’Angelo apprendra mon activité de cette nuit, il sera vert de rage », méditai-je, non peu satisfaite de penser et agir par moi-même sans une personne à mes côtés pour me contredire ou me surprotéger.
Aucune importance, il n’avait qu’à être là ! Les absents ont toujours tort, non ?
Me voilà donc déambulant dans les rues de Caelum plutôt contente de ma décision. Et pas le moins du monde, effrayée. Enfin… Un peu quand même.
Le ciel était si limpide et dégagé ce soir qu’on y voyait presque aussi bien qu’en plein jour. Ce qui eut plutôt tendance à m’aider dans mon opération et à repousser la panique qui ondulait par fragments dans mes veines à l’égal d’un serpent depuis que je m’étais convaincue de rattraper Anémone par mes propres moyens.
Il fallait croire que ce qui s’était déroulé sitôt en Italie, ces découvertes, ces paradoxes, les différentes émotions auxquelles j’avais dû faire face, certaines nouvelles pour moi, sans parler de ces exercices intensifs que je subissais chaque jour depuis, m’avait fortifiée. Physiquement. Mais aussi, mentalement. J’avais mûri. C’était indéniable. Ou était-ce de l’inconscience pure et dure que de foncer tête baissée au beau milieu de la nuit aux portes de l’antre du Malin ?
*
En me retrouvant derrière les remparts de Caelum, un mauvais pressentiment, associé à une désagréable sensation qui s’était soudainement insinuée en moi en posant un pied hors de la cité, me tordit les tripes. Je n’en tins pas compte toutefois et continuai ma route, motivée. Plus rien n’importait à présent sinon Anémone.
Plus déterminée que jamais et légèrement anxieuse, je descendis l’interminable escalier en marbre blanc et traversai le Bosquet en compagnie des centaines de petits insectes ailés lumineux qui se cachaient un peu partout dans le coin. Toujours prêtes à nous éclairer et à égayer les recoins les plus sombres de leurs subtiles lumières, les lucioles étaient rassurantes et je m’apaisais momentanément en leur compagnie. Plusieurs d’entre elles me suivirent même après le Bosquet.
*
À mi-chemin du sommet de la première colline, machinalement, je consultai une nouvelle fois ma montre : 23 h 55.
C’était la troisième fois consécutive que je faisais ce geste : seulement trois petites minutes de plus que lorsque j’avais regardé tout à l’heure. Le temps avait-il fini par se figer ?
Anémone devait être arrivée à destination maintenant. Elle attendait à n’en pas douter avec sa patience d’Ange que les mirabilis ouvrent leurs beaux pétales pour elle. Pour qu’elle puisse les cueillir.
Du moins, je le souhaitais au plus profond de moi.
Je continuais à me dire malgré tout que l’idée de filer seule, sans escorte, n’était pas l’idée la plus géniale de la botaniste virtuose. Et je ne pouvais pas lui jeter la pierre, vu que j’étais en train d’agir exactement de la même manière.
Anémone s’était en outre bien gardée de s’en vanter auprès de Massimo. Ce qui apparaissait étrange maintenant que j’y songeais. D’autant plus que ces derniers temps, son occupation favorite avait été de se faire valoir, très subtilement toutefois, devant lui. Un détail qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Pourquoi avoir gardé sous silence à mon chauffeur préféré une expédition pareille si elle ne comportait aucun risque ?
Bravo, Victoire ! Excellentes déductions. Un peu tardives, non ?
Ce que je souhaitais ardemment c’était qu’Anémone, une fois les fleurs récoltées, avait vite rebroussé chemin sans plus lambiner dans les parages.
Si tout se passe comme prévu, essayai-je de me rassurer, je n’aurai pas à pousser jusqu’aux rives de l’Harmoril. Qu’est-ce que je dis ? Bien sûr que tout va se passer comme prévu !
Je poursuivis ainsi ma route et, pour m’occuper l’esprit à autre chose, me mis à réfléchir aux vertus de la Potion Visionnaire. Il me tardait de savoir ce qu’elle allait nous révéler. Espérant sincèrement que, pour changer, il s’agirait de quelque chose de positif. Or, avant de pouvoir l’expérimenter, il fallait d’abord la fabriquer. Et pour la fabriquer, il nous fallait les mirabilis, élément primordial.
Toujours pas d’Anémone en vue ! Et j’étais presque arrivée. Elle et moi devrions déjà être sur le chemin du retour : il était 0 h 22. Ce n’était vraiment pas normal de ne pas encore être tombée sur elle en chemin.
Parvenue au sommet de la dernière colline, toujours rien. Pas la moindre âme dans les environs ! Et aussi loin que la clarté de la nuit m’autorisait à percevoir, pareil.
Tout dans ce lieu n’était que silence. Les animaux et insectes de l’Entre-Deux, du plus petit au plus gros, paraissaient dormir du sommeil du juste sans se soucier de l’angoisse qui m’animait à présent et me tordait les entrailles. Et comment leur reprocher ? C’était ce que j’aurais dû être en train de faire également à cet instant précis au lieu d’errer dans la nature à cette heure avancée.
Mes doutes et mes peurs refirent alors immanquablement surface en même temps. Soit le professeur Gentiane se trouvait encore sur les rives de l’Harmoril pour x raisons que je ne parvenais pas à expliquer puisque le succès de la potion reposait sur une intervention rapide et efficace, soit un fâcheux incident s’était produit.
Je penchai plutôt pour cette autre éventualité même si de toute évidence j’aurais préféré qu’il en soit autrement. Et ce fut très inquiète et la crainte au ventre que j’accélérai le pas.
Tel que je l’avais prédit, quelque chose de terrible était bien survenu ; lorsque j’arrivais sur les lieux, le panier d’Anémone gisait sur l’herbe, renversé au pied d’un arbre. Les mirabilis, qu’elle avait eu le temps de récolter, grossièrement répandu à ses côtés. Il était plus qu’évident que mon amie avait été surprise par quelqu’un. Probablement les Serviteurs du Malin. Qui d’autre ? Or pour quelles raisons s’en prendraient-ils au professeur ? Cela n’avait pas de sens.
« Tout ça c’est la faute de ce Stefano de malheur ! grognai-je hors de moi à qui voulait l’entendre.
Il devait être au courant pour cette nuit, le sale traître ! Dès que j’en aurai l’occasion, je lui rendrai la monnaie de sa pièce. Au centuple ! »
Me ressaisissant, car moi non plus je ne devais pas trop traîner dans le coin, je ramassai les précieuses belles de nuit. Délicatement. Mais alors que je m’apprêtais à décamper, je fus surprise à mon tour…
Deux hommes de forte carrure, d’une vingtaine d’années à première vue, vêtus de noir de la tête aux pieds, s’avançaient vers moi à grands pas, une expression cruelle, figée sur le visage. Dague à la main pour l’un, un genre de sabre pour l’autre. Ils avaient le teint blafard et les yeux aussi sombres et vides que le néant. On aurait dit des cambrioleurs prêts à dérober au péril de leur vie le butin du siècle, moi.
D’où sortaient-ils ?
Je ne cherchai pas à comprendre et, sans demander mon reste, pris mes jambes à mon cou. Hors de question de me confronter à ces Démons si je pouvais l’éviter.
Mais ils finirent par me rejoindre, apparemment déterminés à me capturer. Je les esquivai in extremis lorsqu’ils se jetèrent sur moi, et m’élançai à nouveau dans ma course folle. L’un d’eux, le plus motivé, m’effleura le bras du bout des doigts en tentant de l’agripper et me déséquilibra. Je trébuchai et m’étalai de tout mon long dans l’herbe, qui heureusement amortit ma chute, faisant valdinguer le panier.
À quatre pattes, tremblante, je récupérai les fleurs, bousculées pour la seconde fois, et les remis à leur place à l’intérieur du panier. Au moment où je me relevais pour reprendre ma chevauchée, mes poursuivants furent sur moi en un instant. Beaucoup trop vite pour que je puisse l’esquiver ce coup-ci, l’un d’eux m’empoigna par-derrière avec fermeté et réussit à m’immobiliser. C’en était terminé de ma tentative de fuite.
— Je te conseille de ne pas jouer à la plus fine avec moi, me somma-t-il de la pointe de sa dague qu’il tenait dans sa main droite. Et reste tranquille si tu ne veux pas finir avec un trou dans ton joli petit cou. Ce serait vraiment du gâchis. Une belle jeune fille comme toi !
En prononçant ces mots, je le sentis approcher son nez au-dessus de mon crâne et renifler ostensiblement mes cheveux. Un frisson de dégoût me parcourut aussitôt le corps.
— Hector a raison, tu n’es pas de taille à lutter contre nous, jeta l’autre fusillant son compatriote du regard pour qu’il se tienne tranquille. Ton amie l’a compris, elle. Elle savait qu’il était inutile de se débattre et d’opposer une quelconque résistance.
Pauvre Anémone ! Ces mêmes dégénérés lui étaient aussi tombés dessus ! Pas de chance.
— Tu étais venue la retrouver, n’est-ce pas ? demanda le dénommé Hector toujours beaucoup trop près de moi. (Il me gardait fermement prisonnière dans ses bras.) Belle prise que nous avons encore accomplie là ! Hein, Victor ?
L’autre acquiesça.
— C’est notre Maître qui était content. Notre pote Marcus, qui est venu chercher l’Ange d’un coup de téléportation et l’a emporté aussi sec à notre Seigneur, nous a appelés pour nous dire que nous avions gagné le gros lot. Il faut dire que c’est une pure beauté, cet Ange ! Une botaniste, qu’a dit le Malin. Je crois que ça faisait longtemps qu’Il voulait mettre la main dessus. On a eu de la vaine d’être de corvée de surveillance ce soir.
— T’es vraiment un abruti, Hector ! grogna Victor, exaspéré. Tu viens de lui révéler où on avait emmené la fille et le fait que le Malin la voulait. Tu ne sais pas la fermer ! Toujours à bavasser à tort et à travers ! Si on laisse partir la morveuse à présent, elle va se hâter de dévoiler à ses amis l’endroit où l’on retient l’Ange et la raison. À cause de toi, on va devoir s’en débarrasser au risque d’avoir de sérieux problèmes…
— Non, attendez ! m’écriai-je en tentant de trouver un plan pour sauver ma peau. Vous n’êtes pas obligés de faire ça. Comment voulez-vous que je sache ce que le Malin lui veut et où mon amie est retenue captive ? Je n’ai jamais mis les pieds dans votre cité. Je ne saurais même pas m’y rendre. C’est ridicule !
— C’est nous que tu traites de ridicules, espèce de petite peste arrogante ? s’énerva Victor. Je vais te faire passer l’envie de nous insulter, moi !
Et il me gifla sans retenue.
La douleur fusa sur ma joue et se répandit jusque dans mon crâne. L’impact de la gifle m’avait légèrement fait chanceler ainsi que son acolyte. Hector raffermit alors sa prise autour de mes bras, qu’il continuait de maintenir derrière mon dos.
Tout à coup, le sang se mit à couler de mon nez et je sentis un bourdonnement à l’intérieur de ma tête. Bourdonnement qui se transforma bientôt en un terrible larsen qui me vrilla le crâne à un point que je crus qu’il allait exploser. J’avais l’impression que ma tête était une sorte de radio qui n’arrivait pas à se stabiliser sur la bonne fréquence et qui grésillait et sifflait à mort. Je hurlai.
Mon premier réflexe fut de me boucher les oreilles mais, mes mains, emprisonnées, n’arrivèrent jamais jusque-là.
Et je continuai à m’époumoner et à me débattre.
— Qu’est-ce qui lui prend, Victor, entendis-je, comme étouffé dans du coton, Hector demander à son compagnon, tout en me gardant toujours bien prisonnière de ses bras et de son corps plaqué contre le mien. Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Absolument rien ! jura l’autre sur la défensive. Je n’ai pas frappé si fort !
— Peut-être que si tu lui remets une torgnole ça va lui remettre les idées en place et elle va s’arrêter de gueuler ?
Victor s’apprêtait à me frapper à nouveau lorsque l’intensité du sifflement diminua, remplacé par un chuchotement.
Viens à moi, Victoire !
— Quoi ?! Qu’est-ce que vous avez dit ? demandai-je à Victor, des sueurs froides coulant le long de mon dos, les yeux écarquillés balayant les alentours, à l’affût.
— Rien. Je n’ai rien dit.
Je t’attends !
— Arrêtez de vous moquer de moi ? criai-je cette fois me tortillant dans les bras du colosse comme une folle.
— Je crois bien qu’elle a perdu les pédales, Victor, lança Hector à son compatriote, inquiet.
— Avec une simple claque ? ricana l’autre, me toisant avec étonnement.
— Ça m’en a tout l’air. On pourrait peut-être la ramener à Inferum avec nous. Et laisser le Malin décider de son sort. On ne sait jamais, ajouta Hector prenant une mèche de mes cheveux dans sa main et la humant à plusieurs reprises, elle pourrait, elle aussi comme l’autre, Lui être utile ! Il se peut bien qu’Il nous récompense doublement.
— Ça, j’en doute ! cracha Victor maintenant exaspéré au possible. Assez parloté ! Chargeons-nous d’elle sur-le-champ ! Je ne sais pas si tu te souviens, mais on nous avait demandé de subtiliser une botaniste bien spécifique si on la croisait dans les parages. Personne n’a jamais parlé d’une adolescente boutonneuse. Et folle avec ça !
Je t’attends, Victoire !
Encore cette voix rocailleuse et sinistre dans ma tête.
Et soudain, je compris…
Le Malin !
Le Seigneur des Ténèbres venait d’établir le contact avec moi. Il était parvenu à briser les remparts qui gardait mon cerveau sous mon unique contrôle et s’y était insinué. Il n’avait pas perdu de temps ! C’était inadmissible.
Viens à…
— Sortez tout de suite de ma tête ! beuglai-je à nouveau dans le vide.
Les deux autres se figèrent et me regardèrent, éberlués. Et un peu effrayés aussi ?
— À moins que…
Le dénommé Victor me sonda des pieds à la tête avec grande attention ce coup-ci. Comme s’il me voyait pour la première fois. À son air profondément étonné, suivi tout de suite après d’un air plus que réjoui, il venait visiblement d’avoir la révélation du siècle. Une évidence qui frisait le ridicule et faisait de lui enfin de compte, et vu les circonstances, l’être le plus lucide de la soirée.
Manque de bol pour moi, Victor semblait loin d’être bête. Et, a priori, le pervers de service, Hector, était lui aussi moins stupide qu’il n’y paraissait. D’ailleurs, il devança son camarade.
— Par toutes les flammes de l’enfer, Victor ! Tu crois que cette fille est cette Humaine, l’Élue dont tout le monde parle ? Celle qui causera notre perte à tous selon l’Oracle ? Celle qui…
Mais Hector n’eut pas l’occasion de finir sa phrase : une flèche sortie de nulle part siffla au-dessus de ma tête en effleurant son sommet, et en me délestant de quelques cheveux au passage, et vint se nicher entre ses yeux charbonneux, lui transperçant le crâne de part en part.